En effet, le culte est un rituel d'adoration, avec des articulations précises et pratiquement immuables, qu'on exécute dans un lieu précis et à de moments convenus. Par ailleurs, le lieu de culte accueille tout le monde, tandis que seuls les chefs de famille vont officier sur les crânes de leurs ascendants respectifs.
C'est ainsi que les Catholiques vont à la messe et les Protestants au culte chaque dimanche ou à d'autres moments convenus d'avance. Or chez les Bamiléké, non seulement il n'y a pas de moments précis ou convenus où on va sur les crânes, mais aussi, il n'y a aucun rituel précis. Ce que l'officiant dit sur les crânes dépend du pourquoi il est venu tel que nous verrons ci-dessous. Ainsi, les Bamiléké font des cérémonies sur les crânes et non le culte des crânes.
Les Occidentaux ont utilisé l'expression "culte de crânes ", soit parce qu'il ne maîtrisaient pas les fondements de la pratique, soit parce que connaissant notre grande religiosité, ils voulaient nous culpabiliser afin que nous abandonnions la pratique. Dans cette dernière perspective, ils nous amenaient ainsi à n'invoquer que leurs ancêtres (Saints et autres) que nous n'avons jamais connus, qui ignorent tout de nous et qui n'ont aucun lien direct avec nous, au détriment des nôtres avec qui nous sommes reliés par la chaîne des générations et qui de ce fait vont nous punir et nous maudire pour les avoir oublier. Les exigences des religions chrétiennes qui prescrivent l'abandon de nos morts ne sont alors qu'un subtil moyen de nous impliquer massivement à l'invocation des ancêtres des Occidentaux et contribuer ainsi à maximiser les bénédictions que ceux-là déversent ou font déverser par Dieu sur leur descendance. En effet, dans la Bible (Exode 20, 5,6) Dieu dit : " ..., je suis un Dieu jaloux, qui punit l'iniquité des pères sur les enfants jusqu'à la troisième et à la quatrième génération de ceux qui me haïssent, et qui fait miséricorde jusqu'à mille générations à ceux qui m'aiment et qui gardent mes commandements. " Ce passage montre en particulier que les liens entre les ancêtres et leur descendance sont réels et restent à jamais scellés.
De plus, la tombe est presque partout dans le monde un endroit sacré dont la société réprouve la violation. L'extraction du crâne chez les Bamiléké permet de désacraliser la parcelle où le mort a été enterré et de la rendre disponible pour d'autres usages. Cette pratique concourt donc à la gestion durable de l'espace au profit de nombreuses générations et permet de désattrister l'environnement en ne le pavant pas de tombes.
Enfin, on pourrait se demander pourquoi les Bamiléké ont opté pour le crâne et non pour une autre partie du corps ou un effet ayant appartenu au défunt. C'est probablement parce que la tête, à travers le cerveau, est le moteur du corps humain.
Significations des cérémonies sur les crânes
Chez les Bamiléké, les cérémonies sur les crânes sont un devoir impératif des descendants à l'égard des ascendants, en respect même du commandement de Dieu qui prescrit d'honorer son père et sa mère. Cinq raisons peuvent motiver ces cérémonies qui sont officiées par le chef de famille.
1- Rendre hommage aux ancêtres
Toutes les communautés humaines, au-delà de leur croyance religieuse, partagent les commandements de Dieu, notamment celui qui prescrit à chacun d'honorer son père et sa mère. Chez les Bamiléké, les obligations des enfants vis-à-vis de leurs parents de leur vivant sont entre autres le respect total, l'obéissance sans faille, le soutien moral et financier, la prise en charge totale dans les vieux jours et l'honneur en toute circonstance. Dans la mesure où il est admis que « les morts ne sont pas morts », on va sur leurs reliques, c'est-à-dire surs crânes, pour continuer à rendre hommage et à témoigner reconnaissance et gratitude aux parents.
2- Associer les ancêtres aux joies du succès
Dans le monde des vivants, de nombreuses occasions de joie telles le succès économique, la naissance d'un enfant, le succès à un examen, la promotion sociale, etc., unissent à la fois les membres de la famille, les amis, les voisins, les collègues de service, etc. Au cours de ces occasions, on fait bombance, on chante et danse pour saluer et fêter l'événement. Parfois, on donne même des cadeaux à ceux qui sont sensés avoir le plus œuvré pour que l'événement se réalise.
Dans la conception négro-africaine, les morts, et notamment les ascendants, sont aussi des acteurs invisibles de ces événements heureux. Les ancêtres sont associés à la fête et sont remerciés de leur encadrement et de leur médiation auprès de Dieu à travers une cérémonie sur leurs crânes. C'est également l'occasion de solliciter de leur part une bienveillance sans cesse accrue pour des succès toujours plus grands.
3- Demander pardon et se repentir
De leur vivant, les parents veillent sur leurs enfants quel que soit leur âge. Ils redressent toujours les erreurs par eux commises au moyen conseils et des punitions qui varient en fonction de la gravité de la faute et de l'âge des enfants.
Après leur mort, les parents continuent à jouer leur rôle et à réprimander les mauvais comportements de leurs enfants, non seulement vis-à-vis d'eux, mais également à l'égard des autres membres de la famille ou de la communauté.
Le mécontentement des parents morts est transmis aux enfants directement dans les rêves si ceux-ci savent les décrypter ou indirectement à travers les voyants dont la Nature a doté toutes les communautés humaines. C'est alors que l'enfant doit faire une cérémonie sur les crânes comme un acte de repentance et de demande de pardon.
4- Demander la protection ou d'intercession
Il est incontestable que mêmes morts, les parents continuent à aimer leurs enfants comme de leur vivant. Par le fait qu'ils sont esprits, ils sont considérés comme étant plus proches de Dieu. C'est ainsi qu'en cas de malheurs ou de mauvais sorts persistants dont les origines sont insaisissables les Bamiléké vont sur les crânes des ancêtres, d'une part pour demander à ce qu'ils continuent à les inonder de leur amour, d'autre part pour qu'ils intercèdent pour eux auprès de Dieu.
Cette vision des cérémonies sur les crânes est à rapprocher de la pratique des églises chrétiennes qui consiste à demander dans de nombreuses prières aux Saints d'intercéder auprès de Dieu pour les vivants. Or s'il y a des gens dont nous sommes sûrs qu'ils nous ont le plus aimé et qui continuent à rechercher notre bonheur et notre salut, ce sont d'abord nos ancêtres.
5- Améliorer l'existence des ancêtres
Les Bamiléké, tout comme d'autres peuples d'Afrique et du Cameroun, partagent la croyance selon laquelle les morts ont besoin des sacrifices des vivants pour améliorer leur vie dans l'au-delà. Une grande descendance permet d'augmenter le nombre de ceux qui feront ces sacrifices et par conséquent la quantité de ceux-ci. Une cérémonie sur les crânes peut donc être motivée uniquement par la nécessité d'améliorer la vie des ancêtres.
Pour toutes ces cinq raisons susceptibles de décider un individu à solliciter l'organisation d'une cérémonie sur les crânes, l'objet du sacrifice peut être des bêtes (chèvres, poulets, etc.), de l'huile ou du sel, etc. En ce qui concerne la bête, elle est immolée, rôtie, coupée en petits morceaux et malaxée dans de l'huile de palme. En général, le "prêtre" de la famille (successeur de la lignée paternelle pour les ancêtres hommes et de la lignée maternelle pour les ancêtres femmes) ne dépose qu'une infime partie de l'offrande sur les crânes au terme des supplications d'usage qui y sont faites, lesquelles dépendent de la raison d'être du sacrifice. L'essentiel de l'offrande est, soit conservé par le "prêtre", soit distribué à la famille ou à toutes les personnes présentes. Chez les Bamiléké en effet, celui qui, même fortuitement, rencontre une telle cérémonie est obligé d'attendre recevoir sa part avant de continuer sa route. Il est considéré comme l'invité de ceux en l'honneur de qui le sacrifice est fait.
Ainsi, à de nombreux moments marquants de la vie (de bonheur ou de malheur), on est appelé, sur sa propre initiative ou sur recommandation des voyants, à revenir vers les ancêtres pour partager en leur nom les fruits de son labeur aux vivants.
Ces différentes significations de la cérémonie sur les crânes montrent à l'évidence qu'elle ne remplace pas le culte à Dieu qui se fait aux autres endroits sacrés consacrés à Dieu appelés "Tchuepsi" en langue Baham. A ces endroits, le processus est identique à celui qui est suivi sur les crânes. En effet, l'officiant amène la préparation au " Tchuepsi ", fait les supplications d'usage, dépose une petite partie à l'autel et revient partager le reste aux personnes présentes. En général, on n'invite pas les gens à ces cérémonies, mais la présence de nombreuses personnes (qui sont considérées comme les invités du destinataire de l'offrande) est plutôt un bon indicateur de l'acceptation du sacrifice. On note une similitude presque parfaite avec la communion des églises chrétiennes (qui n'est que le substitut commode et pratique des offrandes très souvent financières et matérielles) qui est distribuée aux fidèles qui peuvent la recevoir.
Cette similitude entre la pratique traditionnelle bamiléké et les religions chrétiennes est un autre élément qui pourrait renforcer l'origine juive des Bamiléké. Elle nous rappelle également l'Evangile selon Saint Matthieu, Jugement des nations par le Fils de l'homme, 25,31-46.